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Le Monde: Architectes en déconstruction: 100% burbujista
Spécial Espagne. – Ils ont vécu le boom immobilier. Réduits au chômage, ils sont nombreux à partir à l'étranger ou à accepter des conditions de travail médiocres. Les architectes forment une profession à la dérive dans une Espagne en crise. Par Sandrine Morel / Photos Carlos Luján
DURANT DES ANNÉES, L'ARCHITECTE ÉTAIT UN "SEÑOR", :: quelqu'un d'important. La profession était synonyme de respect et de richesse. Aujourd'hui, elle est synonyme de chômage." L'an dernier, selon une enquête du Syndicat des architectes espagnols (SARQ), 32 % de la profession étaient au chômage, 14 % avaient dû se replier sur une autre activité professionnelle et 2 % avaient repris leurs études.
Juan Santana, architecte de 36 ans, s'estime heureux. Il fait partie de ceux qui "ont tenu le plus longtemps". En novembre, il est venu, comme tant d'autres, gonfler le nombre de chômeurs en Espagne, qui frôle aujourd'hui les 5 millions, et un taux qui dépasse 21 % de la population active. Sa carrière en Espagne aura été brève. Cinq ans au cours desquels il aura eu le temps de vivre l'euphorie puis la fin de ce que le monde entier a qualifié de " miracle espagnol " et qui n'était en fait qu'un château de cartes, une bulle dont l'explosion, en 2008, mine depuis le pays.
Chef de projet et l'un des designers d'un impressionnant complexe culturel commandé par Alcorcon, :: ville périphérique de Madrid, pour la bagatelle de 134 millions d'euros, Juan Santana était, il y a peu encore, enchanté par sa vie. L'an dernier, sa femme Lorena et lui louaient, avec option d'achat, un bel appartement en banlieue, dans une résidence neuve avec piscine, salle de sport et terrain de padel, ce sport de raquette à la mode dans la classe moyenne. La vie leur souriait et ils envisageaient d'avoir un enfant. Impossible alors d'imaginer que son contrat soit résilié.
Après avoir dirigé une équipe de six personnes, il s'est retrouvé seul architecte responsable des travaux quand la municipalité, à court d'argent, a décidé de suspendre les travaux, déjà à moitié entamés. Encore un caprice urbanistique qui grossit les déficits publics. Comme cet aéroport international privé de Ciudad Real, flambant neuf, qui a vu en octobre partir la dernière compagnie aérienne qui y opérait. Ou cet hôtel construit, en dépit des lois, sur la plage de l'Algarrobico, à quelques mètres de la mer dans le parc naturel protégé du Cabo de Gata (Almeria), et qui n'a jamais ouvert ses portes.
Juan ne va pas rechercher du travail en Espagne. "Inutile." En décembre, il part pour Dubaï avec sa femme, conceptrice-rédactrice en publicité, elle aussi au chômage. Ils y ont de la famille et essaieront d'y refaire leur vie."Il y a un an encore, je voulais ouvrir mon propre cabinet. Je le ferai peut-être mais dans un autre pays. Partir est devenu une nécessité. Je suis fatigué de tant de pessimisme, de mauvaises nouvelles, d'injustice", explique Juan. Ses économies sont suffisantes pour tenir six mois à l'étranger, "à condition de vendre la voiture...". En attendant, il prend des cours intensifs d'anglais.
Les écoles de langues sont d'ailleurs en plein boom en Espagne. Le Goethe Institut a vu son nombre d'élèves progresser de 30 % depuis le début de l'année, après l'annonce par la chancelière Angela Merkel d'un vaste plan de recrutement de professionnels européens. Les cours de chinois, d'anglais, de portugais ou de français sont aussi à la mode... Tout, pourvu que cela permette aux diplômés de partir. L'Espagne a changé. Fini la fiesta, le pays a la gueule de bois et réalise l'ampleur des dégâts.
"NOUS SAVIONS AVANT 2008 QUE LA BULLE IMMOBILIÈRE allait exploser. Certains économistes disaient que l'Espagne n'avait pas l'argent pour construire autant de logements... dont elle n'avait pas besoin ", reconnaît José Maria de Lapuerta, surnommé Chema. Depuis 1985, il partage avec des associés son cabinet d'architectes, spécialisé dans le logement social, et dirige depuis huit ans le Master en logement de l'université Politecnica de Madrid, l'une des mieux cotées au monde.
Personne ne voulait l'entendre. L'Espagne, euphorique, regardait d'un mauvais oeil les Cassandre. "C'était une fête à laquelle tout le monde était convié. Les banquiers donnaient des crédits et exigeaient très peu de garanties, les promoteurs construisaient grâce aux crédits bancaires et finissaient suffisamment riches pour acheter leur propre banque. Les acheteurs réalisaient d'importantes plus-values. Et les politiciens percevaient des impôts et des taxes liées à la construction et l'immobilier....", dénonce Chema. Dans chaque province, des constructions insensées deviennent autant de preuves de ce que fut la burbuja (la bulle), parties visibles de l'iceberg de la mégalomanie, de la corruption et de la spéculation immobilières.
La Cité des arts et des sciences, construite à Valence par le célèbre architecte Santiago Calatrava à un coût prohibitif, est aujourd'hui réduite à la célébration des mariages pour rembourser ses dettes. Les studios de cinéma ultramodernes d'Alicante, imaginés pour rivaliser avec les studios Barrandov de Prague ou de Pinewood en Angleterre, tournent plus de séries de télévisions régionales :: que de longs-métrages internationaux. Le centre culturel dessiné par le Brésilien Oscar Niemeyer, à Avilés, a interrompu sa programmation... Dans le nord de la capitale, près du centre d'affaires des Cuatro torres, quatre gratte-ciel ont changé l'horizon de Madrid mais peinent à trouver locataires et acquéreurs.
Bien qu'il n'ait pas participé comme d'autres, "devenus millionnaires", à la fiesta, puisqu'il ne construisait que des logements sociaux, Chema a vécu la crise de plein fouet. De trente architectes, son studio est passé à six en seulement trois ans. "Tout d'un coup, les appels d'offres publics ont cessé. Nos clients habituels ont arrêté de construire. Les mairies et les régions ont freiné la promotion de logements sociaux et de résidences pour personnes handicapées. Quant aux clients privés, ils faisaient faillite ou ne payaient plus." Architecte chevronné, ce quinquagénaire a été plus prudent que certains. En 2008, il a ouvert un studio au Brésil : "Je suis amoureux du pays et nous réalisons dans les favelas des projets passionnants de logements sociaux. On ne gagne pas beaucoup d'argent mais c'est là pour l'instant que s'ouvrent le plus de perspectives." Chema reste donc optimiste, car "le monde est vaste". "La construction de logements sociaux ou d'appartements pour les jeunes dans les centres-villes reprendra aussi en Espagne. En revanche, les immeubles peu chers et mal construits sur la côte ou dans le désert castillan, ça ne marchera jamais."
Ces dernières années la quantité de chantiers était telle que l'Espagne fournissait plus de travail qu'il n'y avait d'architectes nationaux : des centaines sont venus du monde entier pour travailler dans la péninsule. Ils furent les premiers à partir. Tandis que, surfant sur le boom, de nombreuses écoles privées se sont ouvertes. A Madrid, par exemple, une seule université, la Politecnica, formait les architectes il y a seulement dix ans. Et ceux qui en sortaient étaient assurés de travailler. Aujourd'hui, on compte trois universités publiques et six écoles privées... pour former, au final, des jeunes qui partiront à l'étranger.
La fuite des cerveaux a bel et bien commencé. Selon l'Institut national de statistiques, l'Espagne perdra au cours de la prochaine décennie 500 000 habitants. En 2011, le solde migratoire est à nouveau négatif. La plupart sont des immigrés qui repartent, mais pas seulement. L'Espagne redevient un pays d'émigration. Mais, contrairement aux années 1960 où les travailleurs espagnols non qualifiés partaient en masse vers l'Allemagne ou la Suisse, aujourd'hui ce sont les plus qualifiés qui s'expatrient d'abord. Une génération perdue ? Les jeunes architectes ont cette sensation et les entreprises en profitent. Comme dans un grand cabinet madrilène où, sur dix architectes, quatre sont des stagiaires, non payés. Les jeunes diplômés préfèrent travailler gratuitement plutôt que rester inactifs (46 % des jeunes actifs entre 16 et 25 ans sont au chômage), une manière d'acquérir de l'expérience.
Les nombreuses écoles d'architecture nées dans les années du boom en paient les frais. "En deux ans, nous sommes passés de cinq classes à deux", avoue Margarita Santonja, architecte et professeure, depuis 2004, à l'université privée Europea de Madrid. "A ce rythme-là, l'an prochain, je serai au chômage", se résigne cette mère de trois enfants. Pour s'en sortir donc, les professionnels se recyclent dans l'enseignement ou dans la cotation de biens immobiliers, certains acceptent des petits projets et des salaires de mileuristas (surnom de ceux qui gagnent 1 000 euros par mois), quand ils ne reprennent pas leurs études ou ne finissent pas leur doctorat, le temps que... Mais la crise s'éternise.
IL FAUDRA DES ANNÉES pour absorber le stock de logements neufs et vides, estimés à 1,1 million par les économistes et à 700 000 par le gouvernement. Des centaines des promoteurs privés ont fait faillite, menaçant la stabilité financière du pays. La Banque d'Espagne reconnaît l'existence de 176 milliards d'euros de crédit à des constructeurs et promoteurs "à risque d'impayés". Mais le secteur s'expose à une menace bien plus importante. "Les banques espagnoles possèdent 315 milliards d'euros de crédits concédés à des promoteurs et 120 milliards à des constructeurs, dont le taux d'impayés est d'environ 16 %, ainsi que 650 milliards à des particuliers, dont le taux d'impayés est passé de 0,7 % avant la crise à 2,5 % aujourd'hui, souligne l'économiste Julio Rodriguez, ancien directeur de la Banque hypothécaire d'Espagne. Ce qui signifie que l'exposition au risque immobilier est de 1 000 milliards d'euros, presque le PIB du pays !"
Comment l'Espagne en est-elle arrivée là ? Le sociologue Jesus Leal Maldonado rappelle que tout le système était fait pour sur-stimuler le secteur. "Déduction fiscale pour l'achat d'une maison, crédits bancaires sans conditions et à 40 ans. Dans le même temps, les prix augmentaient de 17 % chaque année. C'était un investissement magnifique.":: Entre la vente des terrains, les licences de travaux, les impôts sur les constructions et les biens immobiliers, près de la moitié des revenus des municipalités provenait du BTP, jusqu'à atteindre la presque totalité pour certaines communes côtières. De quoi inciter à requalifier les terres agricoles en terrains constructibles et faire venir pelles et grues pour bâtir encore et encore.
Avant 2008, un quart des emplois provient directement ou indirectement de la construction et l'idée court que ne pas investir dans le dur est stupide. Les économistes estiment que 15 % de la demande de logements était alors d'ordre spéculatif. Jusqu'à ce que la bulle éclate, que les prix chutent en moyenne de 23,5 % en trois ans – selon la société de cotation Tinsa – et de près de 40 %, voire 50 %, dans certaines villes périphériques des grandes villes et de villages proches de la côte.
"TANT QUE LES PRIX NE BAISSENT PAS PLUS, le secteur ne peut pas se relever. Mais les banques maintiennent artificiellement les prix hauts pour ne pas afficher de pertes sur leurs comptes de résultat", dénonce Rebeca Lasen. Cette architecte de 39 ans, recyclée dans la cotation immobilière, menait avant la crise des projets dans toute l'Espagne. Puis, en 2006, à la naissance de ses jumelles, elle a monté chez elle son petit cabinet d'architecte et a élargi son activité à la cotation. "Depuis 2007, chaque année l'activité baisse de 15 %." Aujourd'hui, elle accepte des travaux qu'elle aurait refusés auparavant. Bien que son mari, informaticien, ait conservé son emploi, le couple fait parfois appel à la famille pour s'en sortir. "Toutes nos économies ont fondu..."
La reprise n'est pas pour tout de suite. Cette année, il y a eu moins de 80 000 projets de logements approuvés par les architectes. "C'est le chiffre le plus bas depuis l'apparition des statistiques, en 1960. Comparativement, il y en avait 865 000 en 2006...", rappelle Julio Rodriguez. Plus que l'Allemagne et la France réunies. Une folie que le pays paie encore.
Le jour où un électricien en bleu de travail est entré dans son studio d'architecture pour faire construire un immeuble de cinq appartements sur son petit terrain familial, Alberto Sanchez-Cabezudo a compris qu'il y avait "un problème". "Tout le monde voulait vivre de la construction et des opérations immobilières. Mais il était évident que le marché ne pourrait pas absorber le désir de chaque Espagnol à devenir promoteur", souligne cet architecte devenu scénariste.
Coauteur d'une série sur la corruption urbanistique adaptée du livre de Rafael Chirbes, Crémation (Payot & Rivages), salué par la critique, il analyse avec lucidité la situation en Espagne : l'ambition d'un pays, la spéculation, les nouveaux riches qui flambaient les billets à Marbella, la corruption à la plus petite échelle qui fait plus de mal que tous les grands scandales.
"Le livre de Chirbes est une autocritique de ce que fut la croissance de l'Espagne fondée sur la construction, le rêve trahi de changer le pays, après quarante ans de dictature. Face à l'image lumineuse d'une Espagne touristique, avec ses plages et sa fiesta, celle du "miracle économique", coexistaient des chaînes de faveurs, des dessous-de-table et du blanchiment d'argent. On ne peut pas être fiers de cette croissance, fondée sur une totale absence de contrôle. La crise servira peut-être à changer nos valeurs."
Photos Carlos Luján
Les images qui accompagnent cette enquête sont extraites de la série de Carlos Luján, "Ghost Estates. Real State Crisis - Spain". Avec ce travail, sur fond de crise financière et sociale, le photographe espagnol a voulu souligner le paradoxe entre un nombre croissant d'expulsions en Espagne (neuf chaque jour) et celui, exponentiel lui aussi, de logements vides (plus de 1,5 million, aujourd'hui aux mains des banques).
La résidence Francisco Hernando, du nom de son promoteur, un richissime homme d'affaires espagnol, est un des plus gros ouvrages privés de l'histoire de l'Espagne. Construite à Seseña (province de Tolède), elle ne compte que 5 600 appartements bâtis sur les 13 500 prévus.
Crédits : Carlos Luján/Nophoto
2/5. Orihuela Costa, sur la Costa Blanca, est la ville qui possède le plus de terrains de golf de la province d'Alicante. Les maisons construites ne parviennent pas toutes à trouver preneur, et certains bâtiments ne sont même pas terminés.
Crédits : Carlos Luján/Nophoto
3/5. Maisons abandonnées par leurs promoteurs néerlandais, à Calp, sur la Costa Blanca, dans la province d'Alicante.
Crédits : Carlos Luján/Nophoto :::::: ¡¡Semos famosos!!
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4/5. En 2005, la ville de Valdeluz, province de Guadalajara, à 50 km de Madrid, était promise à un bel avenir et attendait l'installation de 30 000 nouveaux arrivants. Aujourd'hui, c'est une ville fantôme.
Crédits : Carlos Luján/Nophoto
5/5. A Villalbilla, dans la province de Madrid, un lotissement presque fini est quasi inhabité.
Spécial Espagne. – Ils ont vécu le boom immobilier. Réduits au chômage, ils sont nombreux à partir à l'étranger ou à accepter des conditions de travail médiocres. Les architectes forment une profession à la dérive dans une Espagne en crise. Par Sandrine Morel / Photos Carlos Luján
DURANT DES ANNÉES, L'ARCHITECTE ÉTAIT UN "SEÑOR", :: quelqu'un d'important. La profession était synonyme de respect et de richesse. Aujourd'hui, elle est synonyme de chômage." L'an dernier, selon une enquête du Syndicat des architectes espagnols (SARQ), 32 % de la profession étaient au chômage, 14 % avaient dû se replier sur une autre activité professionnelle et 2 % avaient repris leurs études.
Juan Santana, architecte de 36 ans, s'estime heureux. Il fait partie de ceux qui "ont tenu le plus longtemps". En novembre, il est venu, comme tant d'autres, gonfler le nombre de chômeurs en Espagne, qui frôle aujourd'hui les 5 millions, et un taux qui dépasse 21 % de la population active. Sa carrière en Espagne aura été brève. Cinq ans au cours desquels il aura eu le temps de vivre l'euphorie puis la fin de ce que le monde entier a qualifié de " miracle espagnol " et qui n'était en fait qu'un château de cartes, une bulle dont l'explosion, en 2008, mine depuis le pays.
Chef de projet et l'un des designers d'un impressionnant complexe culturel commandé par Alcorcon, :: ville périphérique de Madrid, pour la bagatelle de 134 millions d'euros, Juan Santana était, il y a peu encore, enchanté par sa vie. L'an dernier, sa femme Lorena et lui louaient, avec option d'achat, un bel appartement en banlieue, dans une résidence neuve avec piscine, salle de sport et terrain de padel, ce sport de raquette à la mode dans la classe moyenne. La vie leur souriait et ils envisageaient d'avoir un enfant. Impossible alors d'imaginer que son contrat soit résilié.
Après avoir dirigé une équipe de six personnes, il s'est retrouvé seul architecte responsable des travaux quand la municipalité, à court d'argent, a décidé de suspendre les travaux, déjà à moitié entamés. Encore un caprice urbanistique qui grossit les déficits publics. Comme cet aéroport international privé de Ciudad Real, flambant neuf, qui a vu en octobre partir la dernière compagnie aérienne qui y opérait. Ou cet hôtel construit, en dépit des lois, sur la plage de l'Algarrobico, à quelques mètres de la mer dans le parc naturel protégé du Cabo de Gata (Almeria), et qui n'a jamais ouvert ses portes.
Juan ne va pas rechercher du travail en Espagne. "Inutile." En décembre, il part pour Dubaï avec sa femme, conceptrice-rédactrice en publicité, elle aussi au chômage. Ils y ont de la famille et essaieront d'y refaire leur vie."Il y a un an encore, je voulais ouvrir mon propre cabinet. Je le ferai peut-être mais dans un autre pays. Partir est devenu une nécessité. Je suis fatigué de tant de pessimisme, de mauvaises nouvelles, d'injustice", explique Juan. Ses économies sont suffisantes pour tenir six mois à l'étranger, "à condition de vendre la voiture...". En attendant, il prend des cours intensifs d'anglais.
Les écoles de langues sont d'ailleurs en plein boom en Espagne. Le Goethe Institut a vu son nombre d'élèves progresser de 30 % depuis le début de l'année, après l'annonce par la chancelière Angela Merkel d'un vaste plan de recrutement de professionnels européens. Les cours de chinois, d'anglais, de portugais ou de français sont aussi à la mode... Tout, pourvu que cela permette aux diplômés de partir. L'Espagne a changé. Fini la fiesta, le pays a la gueule de bois et réalise l'ampleur des dégâts.
"NOUS SAVIONS AVANT 2008 QUE LA BULLE IMMOBILIÈRE allait exploser. Certains économistes disaient que l'Espagne n'avait pas l'argent pour construire autant de logements... dont elle n'avait pas besoin ", reconnaît José Maria de Lapuerta, surnommé Chema. Depuis 1985, il partage avec des associés son cabinet d'architectes, spécialisé dans le logement social, et dirige depuis huit ans le Master en logement de l'université Politecnica de Madrid, l'une des mieux cotées au monde.
Personne ne voulait l'entendre. L'Espagne, euphorique, regardait d'un mauvais oeil les Cassandre. "C'était une fête à laquelle tout le monde était convié. Les banquiers donnaient des crédits et exigeaient très peu de garanties, les promoteurs construisaient grâce aux crédits bancaires et finissaient suffisamment riches pour acheter leur propre banque. Les acheteurs réalisaient d'importantes plus-values. Et les politiciens percevaient des impôts et des taxes liées à la construction et l'immobilier....", dénonce Chema. Dans chaque province, des constructions insensées deviennent autant de preuves de ce que fut la burbuja (la bulle), parties visibles de l'iceberg de la mégalomanie, de la corruption et de la spéculation immobilières.
La Cité des arts et des sciences, construite à Valence par le célèbre architecte Santiago Calatrava à un coût prohibitif, est aujourd'hui réduite à la célébration des mariages pour rembourser ses dettes. Les studios de cinéma ultramodernes d'Alicante, imaginés pour rivaliser avec les studios Barrandov de Prague ou de Pinewood en Angleterre, tournent plus de séries de télévisions régionales :: que de longs-métrages internationaux. Le centre culturel dessiné par le Brésilien Oscar Niemeyer, à Avilés, a interrompu sa programmation... Dans le nord de la capitale, près du centre d'affaires des Cuatro torres, quatre gratte-ciel ont changé l'horizon de Madrid mais peinent à trouver locataires et acquéreurs.
Bien qu'il n'ait pas participé comme d'autres, "devenus millionnaires", à la fiesta, puisqu'il ne construisait que des logements sociaux, Chema a vécu la crise de plein fouet. De trente architectes, son studio est passé à six en seulement trois ans. "Tout d'un coup, les appels d'offres publics ont cessé. Nos clients habituels ont arrêté de construire. Les mairies et les régions ont freiné la promotion de logements sociaux et de résidences pour personnes handicapées. Quant aux clients privés, ils faisaient faillite ou ne payaient plus." Architecte chevronné, ce quinquagénaire a été plus prudent que certains. En 2008, il a ouvert un studio au Brésil : "Je suis amoureux du pays et nous réalisons dans les favelas des projets passionnants de logements sociaux. On ne gagne pas beaucoup d'argent mais c'est là pour l'instant que s'ouvrent le plus de perspectives." Chema reste donc optimiste, car "le monde est vaste". "La construction de logements sociaux ou d'appartements pour les jeunes dans les centres-villes reprendra aussi en Espagne. En revanche, les immeubles peu chers et mal construits sur la côte ou dans le désert castillan, ça ne marchera jamais."
Ces dernières années la quantité de chantiers était telle que l'Espagne fournissait plus de travail qu'il n'y avait d'architectes nationaux : des centaines sont venus du monde entier pour travailler dans la péninsule. Ils furent les premiers à partir. Tandis que, surfant sur le boom, de nombreuses écoles privées se sont ouvertes. A Madrid, par exemple, une seule université, la Politecnica, formait les architectes il y a seulement dix ans. Et ceux qui en sortaient étaient assurés de travailler. Aujourd'hui, on compte trois universités publiques et six écoles privées... pour former, au final, des jeunes qui partiront à l'étranger.
La fuite des cerveaux a bel et bien commencé. Selon l'Institut national de statistiques, l'Espagne perdra au cours de la prochaine décennie 500 000 habitants. En 2011, le solde migratoire est à nouveau négatif. La plupart sont des immigrés qui repartent, mais pas seulement. L'Espagne redevient un pays d'émigration. Mais, contrairement aux années 1960 où les travailleurs espagnols non qualifiés partaient en masse vers l'Allemagne ou la Suisse, aujourd'hui ce sont les plus qualifiés qui s'expatrient d'abord. Une génération perdue ? Les jeunes architectes ont cette sensation et les entreprises en profitent. Comme dans un grand cabinet madrilène où, sur dix architectes, quatre sont des stagiaires, non payés. Les jeunes diplômés préfèrent travailler gratuitement plutôt que rester inactifs (46 % des jeunes actifs entre 16 et 25 ans sont au chômage), une manière d'acquérir de l'expérience.
Les nombreuses écoles d'architecture nées dans les années du boom en paient les frais. "En deux ans, nous sommes passés de cinq classes à deux", avoue Margarita Santonja, architecte et professeure, depuis 2004, à l'université privée Europea de Madrid. "A ce rythme-là, l'an prochain, je serai au chômage", se résigne cette mère de trois enfants. Pour s'en sortir donc, les professionnels se recyclent dans l'enseignement ou dans la cotation de biens immobiliers, certains acceptent des petits projets et des salaires de mileuristas (surnom de ceux qui gagnent 1 000 euros par mois), quand ils ne reprennent pas leurs études ou ne finissent pas leur doctorat, le temps que... Mais la crise s'éternise.
IL FAUDRA DES ANNÉES pour absorber le stock de logements neufs et vides, estimés à 1,1 million par les économistes et à 700 000 par le gouvernement. Des centaines des promoteurs privés ont fait faillite, menaçant la stabilité financière du pays. La Banque d'Espagne reconnaît l'existence de 176 milliards d'euros de crédit à des constructeurs et promoteurs "à risque d'impayés". Mais le secteur s'expose à une menace bien plus importante. "Les banques espagnoles possèdent 315 milliards d'euros de crédits concédés à des promoteurs et 120 milliards à des constructeurs, dont le taux d'impayés est d'environ 16 %, ainsi que 650 milliards à des particuliers, dont le taux d'impayés est passé de 0,7 % avant la crise à 2,5 % aujourd'hui, souligne l'économiste Julio Rodriguez, ancien directeur de la Banque hypothécaire d'Espagne. Ce qui signifie que l'exposition au risque immobilier est de 1 000 milliards d'euros, presque le PIB du pays !"
Comment l'Espagne en est-elle arrivée là ? Le sociologue Jesus Leal Maldonado rappelle que tout le système était fait pour sur-stimuler le secteur. "Déduction fiscale pour l'achat d'une maison, crédits bancaires sans conditions et à 40 ans. Dans le même temps, les prix augmentaient de 17 % chaque année. C'était un investissement magnifique.":: Entre la vente des terrains, les licences de travaux, les impôts sur les constructions et les biens immobiliers, près de la moitié des revenus des municipalités provenait du BTP, jusqu'à atteindre la presque totalité pour certaines communes côtières. De quoi inciter à requalifier les terres agricoles en terrains constructibles et faire venir pelles et grues pour bâtir encore et encore.
Avant 2008, un quart des emplois provient directement ou indirectement de la construction et l'idée court que ne pas investir dans le dur est stupide. Les économistes estiment que 15 % de la demande de logements était alors d'ordre spéculatif. Jusqu'à ce que la bulle éclate, que les prix chutent en moyenne de 23,5 % en trois ans – selon la société de cotation Tinsa – et de près de 40 %, voire 50 %, dans certaines villes périphériques des grandes villes et de villages proches de la côte.
"TANT QUE LES PRIX NE BAISSENT PAS PLUS, le secteur ne peut pas se relever. Mais les banques maintiennent artificiellement les prix hauts pour ne pas afficher de pertes sur leurs comptes de résultat", dénonce Rebeca Lasen. Cette architecte de 39 ans, recyclée dans la cotation immobilière, menait avant la crise des projets dans toute l'Espagne. Puis, en 2006, à la naissance de ses jumelles, elle a monté chez elle son petit cabinet d'architecte et a élargi son activité à la cotation. "Depuis 2007, chaque année l'activité baisse de 15 %." Aujourd'hui, elle accepte des travaux qu'elle aurait refusés auparavant. Bien que son mari, informaticien, ait conservé son emploi, le couple fait parfois appel à la famille pour s'en sortir. "Toutes nos économies ont fondu..."
La reprise n'est pas pour tout de suite. Cette année, il y a eu moins de 80 000 projets de logements approuvés par les architectes. "C'est le chiffre le plus bas depuis l'apparition des statistiques, en 1960. Comparativement, il y en avait 865 000 en 2006...", rappelle Julio Rodriguez. Plus que l'Allemagne et la France réunies. Une folie que le pays paie encore.
Le jour où un électricien en bleu de travail est entré dans son studio d'architecture pour faire construire un immeuble de cinq appartements sur son petit terrain familial, Alberto Sanchez-Cabezudo a compris qu'il y avait "un problème". "Tout le monde voulait vivre de la construction et des opérations immobilières. Mais il était évident que le marché ne pourrait pas absorber le désir de chaque Espagnol à devenir promoteur", souligne cet architecte devenu scénariste.
Coauteur d'une série sur la corruption urbanistique adaptée du livre de Rafael Chirbes, Crémation (Payot & Rivages), salué par la critique, il analyse avec lucidité la situation en Espagne : l'ambition d'un pays, la spéculation, les nouveaux riches qui flambaient les billets à Marbella, la corruption à la plus petite échelle qui fait plus de mal que tous les grands scandales.
"Le livre de Chirbes est une autocritique de ce que fut la croissance de l'Espagne fondée sur la construction, le rêve trahi de changer le pays, après quarante ans de dictature. Face à l'image lumineuse d'une Espagne touristique, avec ses plages et sa fiesta, celle du "miracle économique", coexistaient des chaînes de faveurs, des dessous-de-table et du blanchiment d'argent. On ne peut pas être fiers de cette croissance, fondée sur une totale absence de contrôle. La crise servira peut-être à changer nos valeurs."
Photos Carlos Luján
Les images qui accompagnent cette enquête sont extraites de la série de Carlos Luján, "Ghost Estates. Real State Crisis - Spain". Avec ce travail, sur fond de crise financière et sociale, le photographe espagnol a voulu souligner le paradoxe entre un nombre croissant d'expulsions en Espagne (neuf chaque jour) et celui, exponentiel lui aussi, de logements vides (plus de 1,5 million, aujourd'hui aux mains des banques).
La résidence Francisco Hernando, du nom de son promoteur, un richissime homme d'affaires espagnol, est un des plus gros ouvrages privés de l'histoire de l'Espagne. Construite à Seseña (province de Tolède), elle ne compte que 5 600 appartements bâtis sur les 13 500 prévus.
Crédits : Carlos Luján/Nophoto
2/5. Orihuela Costa, sur la Costa Blanca, est la ville qui possède le plus de terrains de golf de la province d'Alicante. Les maisons construites ne parviennent pas toutes à trouver preneur, et certains bâtiments ne sont même pas terminés.
Crédits : Carlos Luján/Nophoto
3/5. Maisons abandonnées par leurs promoteurs néerlandais, à Calp, sur la Costa Blanca, dans la province d'Alicante.
Crédits : Carlos Luján/Nophoto :::::: ¡¡Semos famosos!!
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4/5. En 2005, la ville de Valdeluz, province de Guadalajara, à 50 km de Madrid, était promise à un bel avenir et attendait l'installation de 30 000 nouveaux arrivants. Aujourd'hui, c'est une ville fantôme.
Crédits : Carlos Luján/Nophoto
5/5. A Villalbilla, dans la province de Madrid, un lotissement presque fini est quasi inhabité.
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